Lettre ouverte aux sénatrices et sénateurs

20 octobre 202026min5
Lettre ouverte à l’adresse de mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs à propos du projet de loi de programmation de la recherche

Lettre au format PDF

Le 22 octobre 2020

Madame la Sénatrice, Monsieur le Sénateur,

Vous aurez prochainement à examiner le projet de loi de programmation de la recherche (LPR).

Comme le rappelle l’exposé des motifs du texte transmis au Parlement avant l’été, la LPR vise à définir « l’ambition de notre pays pour son système de recherche publique et le soutien à sa recherche privée » pour les dix prochaines années, à permettre « l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes scientifiques qui [aura] vocation à porter le nouvel essor de la recherche publique française et son rayonnement dans l’ensemble de la société et dans le monde » et à traduire « un choix politique majeur : (…) replacer la science et la rationalité scientifique au cœur du pacte social et du développement économique du pays ».

La communauté scientifique partage cette ambition forte. Elle partage également en grande partie le diagnostic établi par les trois groupes de travail mis en place au printemps 2019 par la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation.

En revanche, elle diverge profondément sur les mesures à mettre prioritairement en œuvre. Force est de constater, en effet, que ce projet de loi ne répond pas aux principales attentes qui ont été exprimées par la communauté scientifique lors de la phase de « consultation » organisée par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) au printemps 2019, attentes dont le Comité national avait été l’un des porte-paroles mais qui avaient été également formulées dans des termes très proches par d’autres collectifs. Au contraire, ce projet de loi confirme pleinement les inquiétudes exprimées à plusieurs reprises par le Comité national depuis les premières annonces présidentielles et gouvernementales à la fin de l’année 2019.

Cinq points en particulier méritent à nos yeux une attention particulière du législateur.

1. La « trajectoire d’emplois » prévue concernant les personnels statutaires (chercheurs, enseignants-chercheurs, ingénieurs et techniciens) est très en-deçà du redéveloppement nécessaire.

5200 emplois sous plafond supplémentaires sont annoncés d’ici 2030 dans le rapport annexé au projet de loi et encore ne s’agit-il pas exclusivement d’emplois statutaires. Pour mettre ces chiffres en perspective, soulignons qu’au cours des 10 dernières années le CNRS (qui « pèse » environ 20% de la DIRDA) a perdu à lui seul 3000 emplois. Et qu’en 7 ans, entre 2010-11 et 2017-18, le nombre d’enseignants-chercheurs a stagné (passant de 56200 à 56700) alors que les effectifs étudiants des universités s’accroissaient de 14% (passant de 1,44 à 1,64 million) ; si l’on avait voulu conserver le taux d’encadrement de 2010, c’est près de 8000 enseignants- chercheurs supplémentaires qu’il aura fallu recruter au cours de cette période, et non 500. La multiplication des personnels précaires, sous des formes contractuelles diverses et pour des durées généralement brèves, ne constitue pas une réponse à cette érosion progressive et dégradera l’attractivité des métiers scientifiques au lieu de la renforcer. Nous relevons à cet égard que le projet de LPR prévoit 15 000 emplois précaires supplémentaires, soit une augmentation de 10%.

Au vu des éléments rappelés ci-dessus, ce sont en fait, tous métiers confondus, plusieurs milliers d’emplois permanents par an, en plus du remplacement des départs définitifs, qu’il convient de créer dans les 10 prochaines années.

2. La revalorisation du financement de base des laboratoires et équipes de recherche devrait être prioritaire sur l’accroissement du budget de l’ANR.

En l’état du projet de loi, l’essentiel des crédits supplémentaires de recherche devrait transiter par l’ANR. Il en résulte certes une augmentation corrélative du budget des établissements de l’ESR du fait d’une augmentation des préciputs associés aux financements ANR et versés aux établissements. Mais ce mode de financement accroîtra nécessairement les inégalités déjà croissantes entre établissements et entre sites. En outre, l’usage de crédits ayant transité par l’ANR est contraint ; ces crédits ne peuvent pas, par exemple, servir au recrutement de personnels permanents (cf. point précédent). Enfin, le choix de faire reposer l’ensemble des crédits supplémentaires sur des dispositifs d’appels à projet va à l’encontre d’une demande très forte des chercheurs qui consacrent un temps tout à fait excessif à rechercher les crédits leur permettant de faire leur travail et qui trop souvent ne les obtiennent pas, ce qui induit une perte considérable de créativité.

Le Comité national a estimé que pour retrouver un niveau satisfaisant de financement de la recherche publique, il faut accroîre les crédits de recherche (dotations de base des équipes, financements sur projets) d’un montant de l’ordre de 2 milliards d’euros par an. Si les crédits consacrés à l’ANR sont augmentés d’un milliard d’euros par an comme le prévoit le projet de loi, il convient donc d’augmenter également d’un milliard d’euros par an les crédits consacrés aux dotations de base des équipes.

3. L’augmentation du financement de la recherche publique prévue dans la loi est insuffisante et elle est particulièrement faible pour les premières années.

Les montants des crédits supplémentaires prévus pour 2021 et pour 2022 sont très faibles. À un niveau plus global, remarquons que si le PIB augmente au cours des dix prochaines années (période couverte par le projet de LPR) autant qu’au cours des dix ans qui ont suivi la crise de 2008, le financement public de la recherche publique en 2030 représentera à peu près la même proportion du PIB qu’actuellement, très loin donc de l’objectif de « 1% du PIB » pourtant réaffirmé avec force par le président de la République. Dans ce cadre contraint, et en dépit des financements complémentaires possibles au titre du plan de relance ou du quatrième programme d’investissements d’avenir (PIA), il ne sera pas possible de financer les mesures nécessaires à la réalisation du plein potentiel de la recherche publique française, au bénéfice de la prospérité et du bien-être collectifs et du rayonnement de la nation.

Nous soutenons donc sans réserve la préconisation de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication de votre Assemblée de « concentrer l’effort budgétaire au cours des deux prochaines années, en s’appuyant sur deux marches successives de 1,1 milliard d’euros à destination des programmes de recherche ».

4. La loi devrait comporter une réforme du crédit d’impôt recherche (CIR).

Les études conduites par les services du Premier ministre, comme de nombreuses autres, soulignent que ce dispositif n’atteint pas ses objectifs et ne produit aucun effet de levier sur la dépense privée de recherche. Et alors même que les difficultés de la coopération entre recherche privée et recherche publique apparaissent comme l’un des facteurs clés de la faible performance nationale en matière d’innovation, l’article 8 du projet de loi de finances 2021 prévoit la suppression du bonus du CIR dont bénéficiaient jusqu’ici les entreprises sous- traitant des prestations de R&D à la recherche publique.

Il convient à l’inverse d’assortir le bénéfice du CIR de conditions plus fortes de partenariat avec la recherche publique et d’un contrôle plus effectif des dépenses de recherche déclarées.

5. La loi devrait promouvoir des règles collectives reposant sur la confiance et la coopération, seules à même de favoriser la créativité.

Dans ses propositions pour la LPR, le Comité national a souligné qu’il convenait de refonder la régulation du système de recherche publique sur un principe premier de confiance, complété par des dispositifs d’évaluation scientifique a posteriori et de contrôle (également a posteriori) portant sur la conformité à la loi et aux règles d’éthique, de déontologie et d’intégrité professionnelles. Il est urgent de se déprendre du principe de défiance qui, dans les faits, régit la manière dont les chercheurs sont gérés par leurs administrations et par leurs employeurs, défiance qui se traduit par la multiplication des contrôles bureaucratiques tatillons, a posteriori mais aussi a priori, et par des exigences de reporting permanent qui détournent les personnels scientifiques de leurs missions.

Il importe en outre de favoriser les coopérations scientifiques à tous les niveaux, notamment entre unités de recherche d’un même site et au sein de ces unités, à travers les modalités de financement de la recherche (cf. point 2), d’affectation de personnels, d’évaluation des individus et des collectifs et en promouvant la collégialité et la transparence des décisions. Le développement de la recherche scientifique repose certes sur une part d’émulation mutuelle entre chercheurs et entre équipes pour la production de connaissances nouvelles ; cette émulation est précieuse et doit être cultivée. En revanche, la compétition généralisée pour l’obtention de ressources (financements, personnels, équipements…) toujours plus contraintes produit des effets délétères de démotivation des chercheurs et de dispersion de l’énergie collective ; en outre, elle est susceptible de favoriser « le développement de conduites inappropriées, telles la falsification des résultats ou l’obscurcissement des données et des sources », comme le comité d’éthique du CNRS l’a noté dans un avis récent.

En l’état, le projet de loi soumis à votre examen ne comporte aucune mesure significative pour rétablir une culture de la confiance et de la coopération au sein des établissements de l’ESR et pour réduire le temps consacré par les chercheurs aux tâches administratives. Il convient notamment d’harmoniser les procédures administratives, les règles de gestion et les outils informatiques afférents entre les différents établissements et de privilégier systématiquement les règles de gestion les plus souples, les plus légères et les mieux adaptées aux spécificités de l’activité scientifique (pluri-annualité de gestion, fongibilité des crédits, etc.). Il convient également d’accroître les ressources mises à disposition des laboratoires et des équipes (cf. point 2).

L’ensemble de ces considérations nous conduit, hélas, à partager pleinement l’analyse du CESE qui, dans son avis sur le projet de LPR , déplore « une programmation
financière qui n’est pas à la hauteur des défis considérables auxquels notre pays doit faire face », souligne que « l’augmentation du budget de l’ANR ne suffira pas à résoudre les problèmes des laboratoires » et affirme qu’il convient de « renforcer l’attractivité des carrières scientifiques en revalorisant les rémunérations et en recrutant massivement » sur des postes statutaires.

Nous formons donc le vœu que l’examen de ce projet de loi par le Sénat permettra de l’amender dans un sens plus conforme à l’intérêt de la nation et aux hautes ambitions affichées par le chef de l’État et par le gouvernement.

Nous vous prions d’agréer, Madame la Sénatrice, Monsieur le Sénateur, l’assurance de nos sentiments respectueux.

Signataires :
Les présidentes et présidents des 46 sections et commissions interdisciplinaires du Comité national de la recherche scientifique
Les présidentes et présidents des 10 conseils scientifiques des institut du CNRS
La présidente du conseil scientifique du CNRS

Annexe : Recommandations et motions des instances du Comité national

Conseil scientifique du CNRS

Conseils scientifiques des instituts du CNRS

Conférence des présidentes et présidents de sections et de commissions interdisciplinaires (CPCN)

Ensemble du Comité national et coordination des responsables des instances (C3N)